À l’occasion des 120 ans de la loi de séparation des Églises et de l’État, La Dépêche du Midi vous propose de redécouvrir les grandes étapes qui ont façonné notre laïcité.
Chapitre I. La laïcité, des Lumières
à la IIIe République
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| Condorcet, Gambetta, Ferry |
À la veille de la loi de Séparation des Églises et de l’État de 1905, la France n’entre pas dans la laïcité par un geste soudain, mais au terme d’un long cheminement intellectuel, moral et politique.
La liberté de conscience, aujourd’hui centrale dans notre ordre républicain, n’est pas née d’un mot magique inscrit dans un texte. Elle résulte d’une maturation patiente, nourrie par les ambitions des Lumières, les secousses révolutionnaires, les compromis du XIXᵉ siècle et les choix institutionnels décisifs de la IIIᵉ République. Une conquête continue plutôt qu’une rupture brutale.
Premier basculement : la Révolution française
Dès le XVIIIᵉ siècle, les philosophes des Lumières fissurent le modèle monarchique fondé sur l’unité confessionnelle. Voltaire, figure inlassable du combat contre le fanatisme, fait de la tolérance un enjeu de paix civile, intervenant dans des affaires emblématiques – Calas, Sirven, le chevalier de La Barre – pour séparer la justice humaine de la vengeance religieuse.
Les Encyclopédistes, sous l’impulsion de Diderot, s’emploient à affranchir le savoir de la tutelle ecclésiale, convaincus que l’émancipation de l’esprit est la première condition de la liberté politique. Rousseau, puis Condorcet, affirment à leur tour que l’instruction doit former des citoyens capables de juger par eux-mêmes et non des sujets soumis aux dogmes. Cette dynamique prépare le premier basculement : la Révolution française, qui abolit les privilèges du clergé et amorce l’idée d’un État qui ne fonde plus son autorité sur une vérité religieuse.
Napoléon et le Concordat
Pourtant, la rupture révolutionnaire ne se traduit pas immédiatement par une neutralité durable. Le Concordat de 1801, voulu par Napoléon, établit une forme de coopération étroite entre l’État et l’Église catholique, reconnue comme "religion de la majorité des Français". Le gouvernement rémunère les prêtres, nomme les évêques et encadre les cultes reconnus. Il y a là une organisation où l’État domine le religieux, mais où le clergé conserve un rôle déterminant, notamment dans l’enseignement et la structuration de la vie sociale.
Ce compromis façonne toute la première moitié du XIXᵉ siècle.
Le changement intervient avec l’enracinement de la République après 1870. Aux yeux des républicains, l’Église demeure le principal contre-pouvoir idéologique, accusée d’entretenir une vision de la société incompatible avec l’émancipation citoyenne. D’où l’alerte lancée par Léon Gambetta en 1877 : "Le cléricalisme, voilà l’ennemi." Il ne s’agit pas de combattre la foi, mais de mettre fin à la prétention de l’institution religieuse à orienter la vie publique.
Le tournant avec Jules Ferry
Le véritable tournant survient lorsque Jules Ferry prend la tête de l’Instruction publique. Les grandes lois scolaires des années 1880 constituent l’ossature de la laïcité moderne. La gratuité de 1881 ouvre l’école à tous et fait de l’instruction un droit plutôt qu’un privilège.
La loi de 1882, en rendant l’école obligatoire et en laïcisant les programmes, substitue à l’enseignement religieux une éducation morale et civique fondée sur la raison et l’égalité entre filles et garçons. Enfin, la loi Goblet de 1886 impose la laïcisation du personnel, mettant fin à la domination des congréganistes dans l’enseignement public. En quelques années, l’école devient un espace de neutralité, de formation à l’esprit critique et de construction du citoyen.
Un siècle de translation
Ces étapes préparent directement la grande loi de 1905, qui consacre la séparation juridique des Églises et de l’État en affirmant que la République "ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte" et garantit à chaque individu la pleine liberté de croire ou de ne pas croire. Un dispositif qui ne détruit pas la religion, mais la réinscrit dans la sphère privée et associative, tout en libérant l’État de toute légitimité d’inspiration confessionnelle.
Ainsi s’est opérée, sur plus d’un siècle, une véritable translation de souveraineté : d’un pouvoir adossé au sacré vers un régime fondé sur la raison, l’instruction et la délibération démocratique. Une évolution lente, conflictuelle, mais décisive, qui fait encore écho aux débats contemporains sur la liberté, la croyance et l’espace commun.
Chapitre II. Le long combat politique
de la loi de Séparation
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| De haut en bas. Jean Jaurès à la tribune de l‘Assemblée, Aristide Briand, rapporteur de la loi, le Libre penseur Ferdinand Buisson et l’abbé Gayraud, natif de Montauban et farouche opposant à la loi. |
Rarement un texte aura concentré autant de passions. Adoptée le 9 décembre 1905 après un quart de siècle de tensions, la loi de séparation des Églises et de l’État marque un tournant majeur de la vie institutionnelle française.
Elle n’est pas née dans un vide politique mais elle est l’aboutissement d’un affrontement où se mêlent Affaire Dreyfus, crise des congrégations et rupture diplomatique inédite avec Rome. La République, encore fragile, y joue une part de son autorité.
Du contrôle des congrégations à la rupture avec Rome
À la fin du XIXe siècle, le Concordat né en 1801 et entré en vigueur par une loi de 1802 apparaît vétuste. La société s’est transformée, la République s’est affermie, mais la question religieuse demeure un point de crispation. La loi de 1901 sur les associations entendait réguler les congrégations ; sous l’impulsion d’Émile Combes, elle devient un instrument d’exclusion. Expulsions, refus d’autorisations, fermetures d’écoles : la politique de "laïcité énergique" du chef du Bloc des gauches fracture un pays encore marqué par les remous de l’Affaire Dreyfus et par la défiance envers une Église perçue comme hostile à la République.
En 1904, la situation bascule. L’interdiction de l’enseignement aux congrégations s’ajoute à la colère du Vatican après la visite du président Émile Loubet au roi Victor-Emmanuel III en avril. Pie X proteste, Paris rompt les relations diplomatiques. Le Concordat devient de fait caduc : la Séparation s’impose.
Briand, Jaurès et le pari du compromis
Après la démission d’Émile Combes, beaucoup pensent que le processus s’interrompt. Maurice Rouvier confie pourtant le dossier à Aristide Briand. Athée, fin juriste et parlementaire pragmatique, Briand entend bâtir une "séparation loyale et complète", loin des tentations de revanche.
Ferdinand Buisson préside la commission parlementaire qui rédige le texte de la loi de Séparation. La bataille se cristallise autour de l’article 4, qui organise les associations cultuelles. Comment permettre aux Églises de s’organiser sans livrer la main au Vatican ni affaiblir la loi civile ?
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| La une de La Dépêche du 7 décembre 1905 |
Jean Jaurès joue ici un rôle décisif. Défenseur d’une laïcité de liberté, il soutient Briand dans la recherche d’un compromis subtil : garantir l’autonomie canonique aux Églises tout en affirmant la primauté de l’État. Cette méthode, nuancée et ambitieuse, provoque l’ire des radicaux. Clemenceau dénonce une reddition et traite Briand de "socialiste papalin". Paradoxalement, le Tigre, conscient de l’équilibre fragile du régime, votera pourtant la loi.
1906 : la tourmente des inventaires
Promulguée, la loi doit encore être appliquée. Pie X la condamne dans l’encyclique Vehementer nos et refuse la création d’associations cultuelles. Les inventaires des biens ecclésiaux, prévus par l’article 3, déclenchent une tempête. L’ouverture des tabernacles, exigée par une circulaire, est vécue comme une profanation. Dans l’Ouest, le Nord et une partie du Massif central, des communes se barricadent dans leurs églises, on sonne le tocsin, on affronte les forces de l’ordre. Les heurts se multiplient.
Deux épisodes marquent les esprits : André Régis grièvement blessé à Montregard le 3 mars 1906 ; Géry Ghysel tué à Boeschepe trois jours plus tard. Le pays s’émeut, le cabinet Rouvier tombe. Clemenceau, devenu ministre de l’Intérieur, apaise avec sa circulaire du 21 mars qui suspend les inventaires nécessitant la force. Une décision tactique, destinée à préserver l’ordre public, qui sauve aussi la cohérence du texte.
Une fracture durable, un pilier républicain
La loi de 1905 n’efface pas les divisions mais les canalise. Les tensions mettront près de vingt ans à se résorber, jusqu’aux accords de 1924 avec Pie XI permettant la création des associations diocésaines. Mais l’essentiel est acquis : la République affirme son autonomie, garantit la liberté de culte et redéfinit durablement la neutralité de l’État.
Plus qu’une rupture, la Séparation fut ainsi un équilibre nouveau entre la puissance publique et les consciences. Une conquête fragile, issue de crises successives, mais devenue l’un des fondements les plus solides de notre pacte démocratique.
Chapitre III. Comment la "guerre des gauches" a forgé le compromis
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| Jean Jaurès, Georges Clemenceau, Aristide Briand et Ferdinand Buisson. |
Lorsque la Chambre discute, en 1905, de la rupture avec le Concordat, la gauche apparaît moins unie qu’il n’y paraît. La séparation des Églises et de l’État, pourtant attendue depuis des décennies, révèle, en effet, un affrontement profond entre républicains, radicaux et socialistes. Cette "guerre des gauches" oppose tout autant des stratégies politiques que des visions différentes de la République. Les positions antagonistes de Clemenceau, Buisson, Jaurès et Briand obligent chacun à redéfinir ce que doit être un État laïque capable de garantir la liberté des consciences sans basculer dans l’hostilité anticatholique.
Clemenceau veut une séparation de rupture
Georges Clemenceau, figure d’un radicalisme intransigeant, entend mener une séparation de rupture. Sa conviction est que l’Église constitue un obstacle à la démocratie. Il souhaite une loi dure, limitant strictement le rôle institutionnel des cultes et empêchant que la hiérarchie catholique ne retrouve une position d’influence.
À ses côtés, Ferdinand Buisson, président de la Commission des Trente-Trois, défend un anticatholicisme libéral : l’État doit rester souverain, mais sans verser dans la revanche politique. Hostile à tout renforcement du pouvoir épiscopal, il pense que la liberté d’association des fidèles pourrait fissurer l’unité du bloc romain et ouvrir un espace de pluralisme interne.
Jaurès recherche un équilibre
Jean Jaurès adopte une lecture différente. Pour lui, la démocratie et la laïcité sont indissociables parce qu’elles reposent sur l’égale dignité des consciences. Il ne s’agit ni d’humilier l’Église ni de la ménager, mais de garantir à chacun la liberté de croire. La séparation doit donc être acceptée par les catholiques autant que par les républicains. De plus, Jaurès se méfie des mesures punitives, qu’il juge contre-productives pour la paix civile. Aristide Briand, enfin, rapporteur de la loi, reprend cette logique en élaborant un texte de conciliation : une loi de liberté, susceptible d’être comprise comme une réorganisation plutôt qu’une sanction.
L’opposition la plus vive se cristallise autour des associations cultuelles. L’article 4, véritable point d’équilibre de la loi, doit organiser la transmission des biens de l’ancienne Église concordataire. Clemenceau et Buisson craignent qu’en reconnaissant les règles d’organisation des cultes, l’État ne conforte l’autorité des évêques et ne renforce le pouvoir ecclésial. Ils souhaitent dès lors valoriser l’initiative des fidèles pour réduire l’emprise de Rome.
À l’inverse, Briand et Jaurès acceptent la proposition de Francis de Pressensé : imposer aux associations de respecter l’organisation générale de leur culte. Pour eux, refuser cette clause reviendrait à provoquer des schismes artificiels et à placer l’État au cœur de conflits religieux qu’il n’a pas à trancher. La solution trouvée permet d’assurer la continuité de l’exercice du culte tout en évitant l’ingérence politique.
Un compromis qui s’impose
À la gauche de la gauche, l’aile socialiste la plus intransigeante, incarnée par Allard et Vaillant, accentue encore les tensions. Leur contre-projet, fondé sur la nationalisation totale des biens ecclésiastiques et la désaffectation progressive des édifices, sert finalement de repoussoir. En s’y opposant, Jaurès et Briand peuvent incarner une ligne de responsabilité, soucieuse d’un texte "acceptable par la Chambre et le pays".
Le compromis qui émerge au terme du débat résulte ainsi moins d’une entente que d’un équilibre imposé par la nécessité. En acceptant la clause sur les associations cultuelles et en refusant les mesures maximalistes, la majorité construit une loi de séparation qui protège la liberté de conscience tout en assurant l’indépendance de l’État.
Clemenceau lui-même, malgré ses réserves, accepte finalement cette solution pour achever rapidement la rupture avec le Concordat. Ainsi se fixe l’architecture durable de la laïcité française : une loi juste et libérale, solidement ancrée dans la confrontation des gauches autant que dans leur volonté de préserver la paix civile.
Chapitre IV. L’école républicaine et la laïcité
Il suffit de rouvrir les grands textes de la IIIe République pour saisir l’ambition fondatrice de l’école publique : former des citoyens libres, capables d’exercer leur discernement sans pression religieuse ou communautaire.
Depuis les lois Ferry de 1881 et 1882, puis la loi Goblet de 1886, la République a construit un enseignement gratuit, obligatoire et laïque, conçu comme un espace de transmission du commun. L’école publique est ainsi devenue, bien au-delà d’un service public, la matrice civique du pays.
Le socle laïque : un compromis républicain
À la fin du XIXe siècle, la neutralité scolaire se construit dans un contexte de confrontation entre républicains laïcs et catholicisme ultramontain. En supprimant l’instruction religieuse des programmes et en confiant l’enseignement à un personnel exclusivement laïque, l’État érige un cadre protecteur. Mais ce mouvement s’accompagne d’un compromis durable : la liberté de l’enseignement, reconnue depuis 1850, permet au privé confessionnel de perdurer. Ce compromis trouvera une nouvelle formulation un siècle plus tard avec la loi Debré du 31 décembre 1959, qui organise les établissements privés sous contrat. En échange du respect des programmes et du contrôle pédagogique de l’État, ceux-ci bénéficient d’un financement public pour les salaires et une partie du fonctionnement.
Cette architecture est, aujourd’hui encore, l’un des points de tension de la laïcité scolaire. Les syndicats enseignants – FSU, SNUipp, UNSA-Éducation – affirment que cette autonomie, jointe à un financement public de plusieurs milliards d’euros chaque année, crée une concurrence favorable au privé, notamment dans les villes où le public est sous pression. Le débat est ancien : le public accueille la majorité des élèves les plus fragiles, quand le privé bénéficie d’un cadre plus souple et d’une attractivité entretenue.
1989 : l’irruption du religieux dans l’espace scolaire
Ce socle laïque, longtemps stabilisé, est mis à l’épreuve à partir de 1989. L’affaire des collégiennes voilées de Creil révèle des tensions inédites et un décalage entre les discours officiels et la réalité des établissements. Les équipes éducatives décrivent des pressions identitaires, des contestations et une fragilisation de la cohésion interne, alors que l’école est censée demeurer un espace protégé.
Saisi, le Conseil d’État rend un avis nuancé : le port de signes religieux n’est pas incompatible en soi avec la laïcité, sauf en cas de provocation, prosélytisme ou pression. Une position subtile, mais complexe à appliquer. Les circulaires de 1989 et de 1994 rappellent la primauté du dialogue, sans toutefois trancher. Très vite, un "droit local" s’installe, laissant chaque établissement définir ses propres équilibres.
2004 : restaurer la neutralité commune
Pour sortir de cette incertitude, le législateur adopte la loi du 15 mars 2004, interdisant les signes religieux ostensibles dans les écoles, collèges et lycées publics. L’objectif est clair : garantir que l’école demeure le lieu où se construit l’esprit critique, à l’abri des injonctions extérieures.
La loi préserve le dialogue préalable avec l’élève, mais réaffirme une règle commune, nécessaire à l’égalité entre filles et garçons et à la cohésion de la communauté éducative. À la rentrée 2023, une circulaire interdit les abayas – 300 élèves sur douze millions concernés, se sont présentées en abaya devant leur établissement.
Un siècle après les lois Ferry, l’école républicaine reste ainsi la frontière sensible où se jouent les tensions françaises – entre liberté et neutralité, pluralisme éducatif et cohésion scolaire, service public fragilisé et concurrence assumée. Et l’un des derniers lieux où la République tente de maintenir une promesse : celle d’émanciper avant de diviser.
Chapitre V. Les femmes et la laïcité :
une conquête dans la conquête
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| Maria Deraismes, Louise Michel et Nelly Roussel. |
À mesure que la IIIe République consolidait ses institutions, la laïcité cessa d’être un simple principe d’organisation du politique pour devenir un véritable levier d’émancipation.
Dans le sillage du rétablissement des libertés de réunion et de presse à partir de 1868, une nébuleuse d’associations, de comités d’opinion et de cercles progressistes donna aux femmes un espace inédit d’expression publique. La laïcité y joua un rôle décisif ; elle en fut le cadre, le moteur et parfois la limite.
Les pionnières : instruire pour libérer
L’instruction constitue le premier terrain de conquête. Maria Deraismes, écrivaine et conférencière, s’impose alors comme l’une des grandes voix intellectuelles du féminisme républicain. Présente à Troyes en 1880 pour une conférence sur La femme et le progrès, dans le cadre du Sou des Écoles laïques, elle défend une idée simple mais révolutionnaire : l’inégalité ne relève pas d’une fatalité biologique, mais d’un ordre social construit par les hommes. En militant pour l’éducation des filles, elle ouvre ainsi l’horizon politique nouveau d’une citoyenneté féminine rendue possible par le savoir.
Dans son sillage, Nelly Roussel pousse plus loin encore la logique de liberté. Issue d’un milieu catholique qu’elle rejette très tôt, elle inscrit son combat dans la libre-pensée, le néo-malthusianisme et la revendication d’une maternité libre, qu’elle considère comme le fondement même de l’autonomie féminine. Conférencière brillante, collaboratrice de La Fronde ou de La Voix des femmes, elle défend un féminisme laïque centré sur la maîtrise du corps.
D’autres militantes, comme Victoire Tinayre, institutrice et inspectrice des écoles de filles de la Seine, ancrent l’émancipation dans le terrain éducatif. Sa collaboration avec Louise Michel sur La Misère ou Les Méprisées illustre l’imbrication des milieux socialistes, de la pensée laïque et du combat pour l’accès des femmes à la culture.
Ces trajectoires dessinent au final un même mouvement : la laïcité devient un espace d’expérimentation intellectuelle où les femmes construisent leur légitimité publique.
Les paradoxes d’une émancipation encadrée
Mais cette laïcité émancipatrice n’a jamais été un bloc homogène. L’école gratuite ouvrait des portes certes, mais le contrôle des corps des femmes les refermait aussitôt. Au lendemain de la Grande Guerre, l’État, inquiet du déficit démographique, adopte en 1920 une loi réprimant la propagande anticonceptionnelle. Les femmes se retrouvent alors sous le "double joug des tribunaux et de la morale religieuse", sommées d’enfanter au nom de l’intérêt national. La République laïque, en théorie garante des libertés individuelles, cautionne ainsi un interventionnisme moral qui trahit l’esprit même de la séparation des sphères civile et religieuse.
Plus près de nous, d’autres tensions apparaissent. Le Mouvement français pour le Planning familial, acteur historique des droits reproductifs, s’inscrit longtemps dans un féminisme universaliste sensible à la critique des injonctions religieuses pesant sur les femmes. Dans certains de ses courants, le voile a pu être analysé comme un signe d’assignation ou de pression sociale, rejoignant ainsi des positions favorables à son interdiction à l’école.
Sans revendiquer uniformément une ligne juridique stricte, ces analyses montrent que la laïcité peut devenir, au sein même du camp féministe, un outil de lutte contre les normes religieuses autant qu’un principe de protection de la liberté individuelle.
Un terrain de lutte toujours mouvant
L’histoire des femmes et de la laïcité apparaît ainsi comme une « conquête dans la conquête » : celle de l’accès à l’instruction, aux droits civiques, à la maîtrise de la procréation et à la libre disposition de soi. Elle révèle une dynamique constante : la laïcité n’est jamais un acquis, mais un espace de confrontation entre visions du corps, de la liberté et de l’égalité.
Au début du XXIe siècle, cette tension s’est d’ailleurs doublée d’un affrontement intérieur au mouvement féministe. D’un côté, des figures universalistes comme Élisabeth Badinter perçoivent la laïcité comme un rempart nécessaire contre les pressions religieuses et communautaires pesant sur les femmes.
De l’autre, des courants féministes intersectionnels dénoncent l’instrumentalisation possible du principe laïque pour invisibiliser certaines identités ou assigner les minorités à un modèle culturel dominant. Ce clivage – entre liberté conçue comme universalité républicaine et liberté conçue comme reconnaissance des singularités – rappelle combien la laïcité demeure un champ de tensions, où l’idéal d’égalité se heurte sans cesse à la diversité des expériences féminines.
Chapitre VI. Les grandes épreuves de la laïcité
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| Le maréchal Pétain en 1941. Le voile et les cantines scolaires ont mis à l’épreuve la laïcité. DR, Getty et DDM |
Au fil du XXe siècle, puis du XXIe, la loi du 9 décembre 1905 a été soumise aux secousses de l’histoire : conflits, régimes d’exception, héritages territoriaux singuliers, transformations d’une société devenue plurielle. Conçu pour équilibrer liberté de conscience et neutralité publique, ce principe n’a jamais cessé d’être réinterprété pour préserver la cohésion de la République, chaque période de crise réactivant la question de son périmètre réel.
Vichy : la rupture et le rappel à l’ordre juridique
Le régime de Vichy constitue la première grande inflexion. Sous l’impulsion de ministres partisans d’une lecture cléricale de la Révolution nationale, les mesures adoptées entre octobre 1940 et janvier 1941 bousculent l’équilibre républicain : aides renforcées aux écoles confessionnelles, réintroduction des "devoirs envers Dieu" dans les programmes, intégration optionnelle de l’instruction religieuse à l’horaire scolaire, élargissement des possibilités de subventions communales. L’esprit de 1905 est ainsi suspendu de facto.
Mais cette orientation, contestée au sein même de l’État français, est partiellement corrigée. La loi du 10 mars 1941 impose que l’enseignement religieux, toujours facultatif, soit dispensé hors des locaux scolaires, et les aides publiques deviennent strictement contrôlées.
Territoires : la continuité des régimes particuliers
La réintégration de l’Alsace-Moselle après 1918 rappelle que la laïcité n’est pas uniforme. La loi de 1905, adoptée durant l’annexion allemande, n’y a jamais été appliquée. La loi du 1er juin 1924 maintient le Concordat (voté en 1802), reconnaissant quatre cultes financés et un enseignement religieux dans l’école publique. En 2013, le Conseil constitutionnel confirmera que ce droit local est compatible avec la Constitution.
D’autres exceptions persistent : en Guyane, l’ordonnance de 1828 prévoit encore la rémunération du clergé catholique ; certaines collectivités d’outre-mer demeurent régies par les décrets-lois Mandel de 1939. La laïcité française, bien que présentée comme un principe commun, reste ainsi façonnée par la diversité des héritages territoriaux.
L’islam de France : transparence et recomposition juridique
L’implantation durable de l’islam, inexistante en 1905, oblige l’État à adapter ses outils. La plupart des mosquées fonctionnent sous le régime libéral de la loi de 1901, moins exigeant que celui de 1905. Face aux questions de transparence financière et d’éventuelles influences étrangères, les pouvoirs publics encouragent, voire incitent, au passage sous le statut d’association cultuelle.
La loi du 24 août 2021 impose de déclarer tout avantage provenant de l’étranger au-delà de 15 300 €, et de faire certifier les comptes dès 50 000 €. Cette régulation vise à concilier liberté du culte, transparence financière et indépendance des pratiques religieuses sur le territoire national.
École, espace public, entreprise : la laïcité au quotidien
En 1989, le Conseil d’État admet l’expression religieuse des élèves dès lors qu’elle ne perturbe ni l’assiduité ni les droits d’autrui. Mais la loi du 15 mars 2004 tranche plus nettement en interdisant les signes religieux "ostensibles" dans les établissements scolaires publics. En 2010, la loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public – validée par la CEDH en 2014 au nom du "vivre ensemble" – prolonge cette logique.
Le droit du travail est à son tour précisé : depuis 2016, les entreprises peuvent instaurer un principe de neutralité dans leur règlement intérieur, sous réserve de proportionnalité. Quant aux arrêtés anti-burkini, le Conseil d’État rappelle en 2016 qu’ils ne sont légaux qu’en cas de risques avérés de trouble à l’ordre public, réaffirmant que la laïcité ne saurait devenir un instrument de police générale.
Un principe vivant, réinterprété à chaque crise
Du régime de Vichy à la loi de 2021, la laïcité apparaît ainsi comme un principe vivant, façonné par les crises politiques et les mutations sociales. Ni dogme figé ni simple mécanique juridique, la laïcité demeure un effort permanent pour préserver un espace commun où pluralisme des convictions et unité civique coexistent, sous la vigilance d’un État neutre, mais jamais indifférent à la cohésion du corps social et au respect du principe de laïcité.
Chapitre VII. La laïcité
et les instrumentalisations politiques
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| Place de la République à Paris. |
La laïcité demeure l’un des piliers les plus sensibles de la Ve République, et pourtant il est l’un des moins compris. Au fil des crises, le débat s’est, en effet, durci, happé par des interprétations concurrentes et par une instrumentalisation politique qui brouille un cadre pourtant simple : l’État est neutre, les citoyens sont libres.
Depuis la loi du 24 août 2021 – la Loi confortant le respect des principes de la République (CRPR) voulue par Emmanuel Macron pour contrer "le séparatisme" – ce débat s’est encore polarisé, révélant les contradictions d’une République qui hésite entre vigilance et crispation.
Neutralité de l’État : la frontière mouvante entre règle et symboles
L’école concentre, d’évidence, les tensions. La loi de 2004, souvent présentée comme un point d’équilibre, a interdit les signes religieux ostensibles pour préserver un espace d’apprentissage neutre. Mais l’apparition de tenues comme l’abaya a ranimé la controverse. En 2023, le Conseil d’État a validé leur interdiction au nom d’une "logique d’affirmation religieuse", confirmant une lecture stricte du principe.
Hors de l’école, la loi CRPR a doté l’État d’un outil puissant : le déféré laïcité, permettant au préfet de suspendre un acte local portant gravement atteinte aux principes républicains. L’affaire du burkini à Grenoble l’a illustré : le Conseil d’État a jugé illégale la délibération municipale car elle satisfaisait une revendication religieuse.
Un champ politique déchiré
La laïcité est désormais, aussi, devenue un outil de combat politique. L’exécutif, via la loi CRPR, revendique une laïcité ferme, articulée autour du Contrat d’Engagement Républicain et de l’action des Cellules départementales de lutte contre l’islamisme et le repli communautaire (CLIR), qui ont accompagné le durcissement des contrôles ayant contribué à une baisse significative de l’instruction en famille dans certains territoires, notamment dans le Nord en 2021. À droite, le RN poursuit une laïcité à géométrie variable, centrée sur la visibilité de l’islam. L’idée d’interdire le voile dans l’espace public, abandonnée en campagne, demeure pourtant dans son programme.
La gauche, elle, reste traversée par des lignes de fracture. Le Printemps Républicain défend une lecture universaliste offensive, accusée par une partie de la gauche d’entretenir une forme de rigidité qui viserait prioritairement l’islam. À l’inverse, Jean-Luc Mélenchon et la gauche radicale dénoncent une laïcité devenue outil de stigmatisation, l’épisode de la marche contre l’islamophobie de 2019 ayant marqué une rupture durable. Le terme "islamo-gauchisme" incarne cette bataille sémantique : qualifié par le CNRS de "slogan politique" sans réalité scientifique, et dénoncé par la Conférence des présidents d’université pour la confusion qu’il entretient, il symbolise la dérive d’un débat saturé de procès d’intention.
Le "fiasco" du Fonds Marianne
L’affaire du Fonds Marianne, en 2023, a exposé la fragilité d’un instrument politique utilisé à des fins partisanes. Conçu après l’assassinat terroriste islamiste du professeur Samuel Paty pour soutenir un contre-discours républicain, il s’est mué en scandale d’État : enquête du Parquet national financier (PNF), accusations de favoritisme, interventions directes de Marlène Schiappa, et rapports du Sénat évoquant un "fiasco".
L’USEPPM, principale bénéficiaire, a ainsi reçu 355 000 € pour un bilan jugé faible, tandis que la ministre a été épinglée pour avoir largement influencé l’attribution des subventions.
Une fracture générationnelle et sociale
Pour Jean-Louis Bianco, ancien président de l’Observatoire de la laïcité (dissous en juin 2021), l’écart est net entre le "débat médiatique conflictuel" (amplifié par le "goût du buzz") et la réalité du terrain. De nombreux jeunes musulmans vivent ainsi la laïcité comme une suspicion institutionnelle. Une enquête Kantar/CNRS confirme ce malaise : 60 % des jeunes estiment que la laïcité est instrumentalisée pour cibler les musulmans, et près de deux tiers des 18-24 ans adhèrent moins strictement à sa définition juridique.
Au fond, la laïcité ne vacille pas ; ce sont ses usages qui dérivent. Entre menace islamiste réelle et surenchère identitaire, la République avance sous la pression de camps qui s’approprient le principe au mépris de son équilibre originel. Le défi n’est donc pas de réinventer la laïcité, ni d’y ajouter des adjectifs, mais de restaurer une application impartiale qui échappe aux coups politiques et réaffirme la confiance des citoyens dans une République qui protège sans discriminer.
Chapitre VIII. La laïcité, une idée française
sous le regard du monde
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| Le Québec, avec sa Loi sur la laïcité de l’État (2019), reprend l’exigence de neutralité pour certaines fonctions publiques iStockphoto - MarioGuti |
Née d’un long affrontement entre l’État républicain et l’Église catholique, la laïcité s’est imposée comme l’un des repères structurants de l’identité politique française. Son principe – liberté de conscience, égalité des cultes, séparation institutionnelle – est largement intelligible à l’étranger.
Mais ce qui suscite l’incompréhension, parfois la critique, c’est la manière dont la France en décline les conséquences concrètes.
L’universel fait consensus, la rigueur française interroge
Deux traditions juridiques sont en miroir. Le modèle français repose sur la neutralité de l’État, élaborée pour protéger les institutions de toute influence religieuse. Cette neutralité s’incarne dans une mise à distance des appartenances dans l’espace public, conçue comme la condition d’une citoyenneté commune. C’est un héritage d’une histoire où la République s’est construite contre un pouvoir religieux perçu comme dominant.
Le modèle anglo-américain, lui, suit une logique inverse : les clauses Free Exercise et Establishment du Premier Amendement aux États-Unis visent surtout à limiter l’ingérence politique dans la vie spirituelle. La séparation n’impose pas la discrétion du religieux ; elle garantit son pluralisme. Les élèves peuvent porter des signes confessionnels à l’école ; seuls les enseignants doivent respecter une neutralité stricte. Ce cadre admet une « religion civile » et valorise l’expression visible des croyances.
D’où un reproche récurrent adressé à la France accusée de transformer la neutralité en instrument d’homogénéité culturelle.
Les zones de friction internationales
La loi de 2004 sur les signes religieux à l’école illustre cette divergence. En Amérique du Nord ou au Japon, elle est souvent perçue comme une restriction des libertés individuelles, et parfois comme une contrainte pesant sur les femmes. La France y voit un espace scolaire unifié quand d’autres y voient un contrôle de l’expression identitaire.
La liberté d’expression constitue une autre ligne de fracture. Après les attentats contre Charlie Hebdo, plusieurs pays ont durci leurs législations sur le blasphème, comme le Danemark. Là où la France défend une satire sans concession, d’autres invoquent la paix civile. Cette différence de philosophie alimente l’idée que la France serait isolée dans sa conception extensive de la liberté critique.
Enfin, le traitement français des « dérives sectaires », historiquement très encadré, heurte régulièrement les observateurs américains ou japonais, qui y voient un excès de suspicion à l’égard des minorités spirituelles.
Influences croisées et réinterprétations
Malgré ces incompréhensions, la laïcité française inspire. Le Québec, avec sa Loi sur la laïcité de l’État (2019), reprend l’exigence de neutralité pour certaines fonctions publiques, tout en maintenant des possibilités d’accommodements.
En Tunisie ou au Vietnam, la laïcité a longtemps symbolisé un idéal d’émancipation, même si la vision contemporaine en nuance l’héritage. La Belgique, en intégrant la laïcité comme « philosophie de vie » reconnue, propose une version plus inclusive et parfois plus lisible pour les pays d’Europe centrale.
Dans l’Union européenne, la tendance générale va vers un traitement symétrique de toutes les religions, tandis que la France demeure à l’un des pôles les plus exigeants de séparation institutionnelle.
Une singularité à réinventer
La laïcité n’est pas une anomalie française mais un choix spécifique d’organisation du lien entre croyances et citoyenneté. Dans un monde où la non-discrimination devient la norme dominante et où les identités se revendiquent davantage, son avenir dépendra de sa capacité à concilier neutralité protectrice et liberté vécue.
C’est là le défi d’une idée française confrontée à une scène internationale où le religieux ne cherche plus à s’effacer, mais à cohabiter et parfois à s’imposer…









